à quoi rêvent les femmes tronçonnées ?

Un jour de grande chaleur, à Paris, rue de la Roquette, une équipe de photographes de mode prenaient des images de mannequins en prévision du lancement de la collection de vêtements d’hiver. Les jeunes femmes chaudement vêtues devaient prendre la pose devant des photographes en tee-shirt et bermudas. Une passante s’écria en les regardant : « Je ne voudrais pas être à leur place ! ». Moi, je pensais tout bas : « A quoi rêvent-elles ? ».

C’est à ces mannequins que je pense en regardant les collages de Alain Clément. On pourrait d’abord croire que le thème principal en est les figures de l’érotisme, mais on découvre vite que ce sont les violences de la cruauté ordinaire. Alain Clément découpe moins le corps des femmes qu’il ne met en scène les découpages et mutilations diverses que l’idéologie masculine en général, et la publicité en particulier,  leur impose dans notre culture. Il est habituel de dire que la femme y est découpée, Alain Clément montre qu’elle y est déchirée.

Car à la répétition du découpage, Alain Clément ajoute l’ouverture sur un imaginaire qui est bien entendu le sien, mais qui nous invite à imaginer ce que pourrait  être celui de ces femmes. Un imaginaire fait parfois de petites touches discrètes, et d’autres fois de rapprochements brutaux, mais toujours inattendus :

un petit diable, à moins que ce ne soit Lucifer en personne ?
un personnage narquois,
une plage ou une falaise (qui va tomber dedans, ou y être précipité ?),
la tête, ou la queue, d’un animal  (est-il désiré ou redouté ?),
et très souvent une figure du pouvoir, notamment religieux ou militaire.

 

Je ne sais pas quelles étaient les intentions d’Alain Clément en créant ces ouvertures imprévisibles, mais j’y vois pour ma part une invitation à réfléchir à cette question : « A quoi rêvent ces femmes tronçonnées ? »

L’histoire de France et des sciences les a ignorées, l’idéologie les a cantonnées dans des rôles de vierge, de soubrettes ou de femmes au fouet, et la culture libérale les découpe afin d’en utiliser les plus beaux morceaux pour retenir les consommateurs. Est-ce par sadisme ?  Non, c’est pire. Par cruauté ordinaire.

Le sadique, c’est bien connu, prend du plaisir à faire du mal à son prochain. Le lien à la souffrance de l’autre est son érotisme à lui. En revanche, les actes de cruauté sont souvent considérés comme ordinaires par ceux qui les accomplissent, d’autant plus ordinaires qu’ils ont pour eux les certitudes de leur groupe, ethnique, politique ou religieux. Ils n’ont pas d’état d’âme, et aucune raison de changer d’attitude. Les violences sadiques sont brûlantes, celles de la cruauté sont glacées. Il faut, pour être sadique, un plaisir à faire souffrir, mais il est possible d’être cruel par indifférence, ou simplement pour rester en accord avec sa communauté. C’est plus répandu, et beaucoup plus préoccupant ! Nous sommes tous menacés par la cruauté ordinaire alors que nous ne sommes pas tous des sadiques en puissance.

C’est pourquoi je vois dans ces collages, dont on pourrait croire d’abord qu’ils redoublent les violences faites à l’image des femmes, une façon de s’opposer à la cruauté qui leur est faite. Les contraintes qui leur sont imposées n’ont jamais pu les empêcher de rêver, et Alain Clément les invite à s’échapper en pensée, et en désir, du monde dans lequel les idéologies qui les craignent les ont toujours enfermées. Ce qui est aussi une façon de nous parler de la tendresse qu’il leur porte.

Serge Tisseron
22 aout 2019